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comme dans les BD, quand le personnage ne trouve rien à dire, n'a pas les mots, s'étonne, reste sans voix. Muet.

Une laryngite, après un concert. 
Irrespectueuse, elle avait même commencé avant, enfin la voix avait déjà fuit, s'en rendre compte au beau milieu du concert, que vraiment c'est mauvais, que tout n'est plus qu'un souffle, que les tensions musculaires deviennent un cercle vicieux et plus un soutien. La honte et la gêne pour mes voisins, l'exaspération, la frustration, le désespoir de voir des semaines de répétitions ne servir à rien, la rage qu'on voudrait secouer pour le côté "petite nature".
Et déjà, dit le médecin, une laryngite en octobre. Moins de six mois. Pas bon du tout.
Rien pendant deux jours. Aphonie totale.
Et puis de vagues sons tirés, tendus, aigus. Baby-sitting, samedi, lundi, mardi, jeudi.
Vouloir reparler mercredi, à la fac, ne pas pouvoir chanter en répet le soir, avouer à l'audition du petit choeur qu'on préférerait passer la semaine d'après, laryngite.
Ne pas pouvoir lire d'histoire(s) au(x) gamin(s), devoir se retenir toujours, de parler, de voiser, de chanter, pour donner son avis,  élaborer sa pensée, interpeller, manifester qu'on est là, prendre une place. Comme entre sourds, quand on rentre, aller jusqu'au bout de l'appartement et dire bonjour d'un geste. Ne plus participer à la vie commune, penser à mes futurs patients. Envier tous ces gens qui téléphonent sans s'en rendre compte...
La voix si invisible et si présente, si naturelle et si importante. Ne pas comprendre pourquoi mes copines peuvent se défouler à la répet et pas moi.
Me rendre compte que je parle quand même beaucoup toute seule. De longues conversations avec des interlocuteurs, réels mais qui ne sont pas là, dont je suis alors l'unique préoccupation, qui auraient les réactions qui me permettent de continuer dans ce que je veux dire. Parfois des conversations qui auront lieu, parfois pas, jamais, ou par hasard. Parfois s'embrouiller, re-raconter à quelqu'un en vrai en pensant que ce n'était qu'en faux, ou bien n'avoir rien dit, persuadé que j'en avais parlé pourtant.
Alors maintenant devoir se retenir, tellement. Compter ces minutes, ces secondes où je ne dis rien, se contenir,  vouloir le repos complet à l'intérieur, détente obligatoire et forcée, se brider. Et trouver ça dingue de ne pas réussir à me taire, savourer quand même et trouver ça trop rare.
Anti-inflammatoires, corticoïdes...
La voix enfin plus d'une semaine après qui est là au réveil. Mais pas de chant.
Mardi suivant des trous dans la voix encore, audition demain.
Ce demain, 10ème jour, enfin pouvoir chanter, même si ce n'est pas parfait, ça ne répond pas aussi bien qu'avant, mon souffle naturel est pire que d'habitude et je ne trouve plus le geste pour le masquer. Faute de moyens je ne prends plus de cours de chant cette année.
Passer l'audition, faire sonner la voix, s'en tirer bien pour le déchiffrage.
Encore une semaine, se faire plaisir, mais se rendre compte que ça stagne un peu, il y a encore quelques trous, les p et pp sont difficiles ; que d'air ! En chantant aux enfants, en répet de nouveau, sentir que ça tire, que c'est mal placé, pas détendu, que ça ne sort toujours pas bien, et ça ne sort toujours pas bien.
Concert mercredi prochain, re-flipper, ne plus sortir sans manteau et écharpe ou presque, sous le soleil enfin réchauffant d'avril, et parfois suer bien trop.
Attendre les résultats de l'audition. 20 ou 25 personnes sur la grosse centaine du choeur initial, mais tout le monde n'était pas intéressé...
Après le concert ?
Un mail ce soir subitement, ah, peut-être qu'ils font ça discrètement et préviennent les heureux élus...
Non, le mail est pour tous.
Voici le nouvel ensemble vocal : 7 sopranes, 6 altos, 3 ténors et 4 basses.
20 personnes.
Et pas mon nom.
Relire.
Pleurer.
S'engueuler.
Il a pris les voix dont il avait besoin, on peut pas tout réussir dans la vie bon sang, bien sûr que si tu vas re-oser chanter devant lui, c'est très peu 7, on est plein, ta voix ne collait pas, ne cadrait pas. 
Tu ne participeras pas à ça par contre, bon, c'est triste mais c'est comme ça.
Lui est pris par contre.
Et si je n'avais pas eu de laryngite, ma voix aurait été meilleure, et le chef n'aurait pas pensé que peut-être tu t'écroules à chaque concert ? Si j'avais continué les cours ? 
On ne saura pas, il aurait fallu le faire pour savoir ce que ça aurait donné, tout lâché cette année en voix, et avec ça des ambitions tu veux rire.
De toute façon il ne dira pas, il ne dira jamais pourquoi ceux-là et pourquoi pas d'autres, alors prépare-t-y.
Des grandes vues sur l'année prochaine sans faire ce qu'il faut, ne pas, ne plus savoir où va tout ça. Je ne finis jamais rien, n'accomplis pas les choses, je ne vais pas jusqu'au bout, et je prends le pli de me dire que rien ne s'achève, rien ne passe au stade suivant, rien ne se transforme en papillon. Ca marche dans beaucoup de domaines, et je commence à être un peu grande pour qu'on m'encourage ou me pousse ou les fasse à ma place. Je suis un peu perdue.

Les larmes vont et viennent. Ils ne peuvent pas me voir comme ça quand ils rentrent, je vais essayer de faire attention.
Ecouter du tango,
et me dire que ça fait 18 mois que je viens en babysitt chez eux et que j'oublie depuis la toute deuxième fois d'amener un appareil photo pour fixer le cadran de l'horloge de la Gare de Lyon qui se projette et se fractionne sur la tour en verre aux barres métalliques verticales d'en face.