Dimanche 31 mars 2013 à 16:33

Ma lecture du moment est celle du récit d'un mien arrière-grand-père, Ariste, écrit entre 1942 et 1945. Il y raconte son enfance "en Orient" : né à Smyrne en 1890 et grandi à Antioche où son père était venu pour affaires, s'était marié à une demoiselle de Smyrne originaire de Trieste semble-t-il - mais élevée de la meilleure manière et qu'on aurait pu croire "une parisienne" - et avait été nommé vice-consul de France.

Ariste parle d'un serviteur de son père, son "cawas" d'origine "ansarieh", un fellah disait-on, un serf dans cette société diverse et cloisonnée d'Antioche, mais "qui parlait français, écrivait le turc et l'arabe, était intelligent, débrouillard et s'ingéniait à rendre maints services". Bref, bien plus compétent que le principal notable grec orthodoxe que le vice-consul (mon bisaïeul si je compte bien) avait tout d'abord choisi pour drogman : interprète, porte-parole et ici également employé pour les affaires commerciales (la correspondance en turque et en arabe principalement). Chakir, c'est le nom du cawas ansarieh, sera donc nommé drogman officiel du Consul de France, un poste jamais auparavant occupé par quelqu'un de sa caste si j'ose dire, "passant brusquement du rang de domestique à celui de notable". "Un véritable tour de force" et un "fait particulièrement remarquable" nous dit Ariste (mon aïeul) (scusez, j'essaye de ne pas me perdre, ils s'appellent tous Ariste) (cet Ariste-là a menacé son fils aîné, François, de le déshériter s'il appelait son propre fils Ariste) (et mon oncle s'appelle Jean-François, Ariste).

Ariste raconte comment, grâce à l'amélioration de sa condition, Chakir finit tout de même par s'acheter un terrain et se faire construire une maison entourée de hauts murs, ce qui provoque l'excitation des enfants du Consul, avec un brin de jalousie. Mais le jour de la visite inaugurale ils découvrent un bâtiment de bric et de broc, sans plan, accumulation de pièces tout aussi petites et sombres que celles du logement du quartier fellah que la famille quittait...

Puis Ariste raconte une aventure qui marqua la vie de Chakir, et même si le récit est un peu teinté de supériorité européenne l'histoire est assez délicieuse, et paraît avoir été vécue et racontée de cette manière par l'intéressé. Je vous la livre :

Chakir eut bientôt une autre et importante raison de fierté. Dans un pays où rares sont ceux qui sont appelés à quitter la ville qui les a vus naître, où les plus favorisés ou les plus hardis ne sont allés qu'à Alexandrette, ou Alep ; chef-lieu du département, ou plus rares encore sont ceux qui sont allés jusqu'à Constantinople, mais où personne n'a jamais été, ni même rêvé d'aller en Europe, Chakir eut la chance inespérée de pouvoir faire un voyage en France.

Il dut cette aubaine à des circonstances bien particulières. Une mission de haras français venue en Syrie à la recherche de quelques beaux étalons arabes passa par Antioche où elle acquit quelques bêtes de prix. Le chef de la mission avait par ailleurs mandat d'acheter un étalon pour l'un de ses amis, châtelain en Normandie, grand éleveur de chevaux de race.

Une organisation était prévue pour le transport des chevaux destinés aux haras, que des palefreniers français devaient accompagner jusqu'à destination. Dans un sentiment de délicatesse, qui l'honorait, le chef de la mission se refusait à joindre le cheval destiné à l'éleveur normand au convoi qui devait ramener en France les achats faits pour le compte de l'Etat. Il fallait donc trouver à Antioche un homme assez débrouillard pour accompagner un cheval, le soigner en route, assurer son embarquement et son débarquement, puis l'acheminer jusqu'à destination.

Ce n'était pas chose commode. On faillit renoncer à conclure un achat, quand Chakir qui servait d'interprète se proposa lui-même.

Grande hésitation de ces messieurs des Haras. Le drogman du Consulat faire office de palefrenier. Qu'importait à Chakir, il savait soigner les chevaux, il parlait le Français, il était débrouillard. Il lui fallait voyager sur le pont, qu'importe, il insista, il fit céder les résistances. L'achat conclu, il fut désigné pour accompagner le cheval jusqu'en Normandie.

L'éblouissement que cet homme rapporta de son voyage fut inconcevable. Volubile, il racontait à tout le monde ses impressions et ses aventures, et on l'écoutait avec plus d'attention qu'on l'aurait fait de mon père, car Chakir était du pays, ses impressions étaient celles que ses compatriotes auraient ressenties eux-mêmes. Plus proche d'eux, il était mieux compris, et on le crut davantage.

Il faisait des villes qu'il avait traversées, sans du reste en visiter les monuments, des descriptions homériques. Il expliquait ce qu'étaient les immeubles, les hôtels, les appartements et leur confort, la largeur et l'animation des rues, leur propreté. Il se perdait en longs commentaires sur l'éclairage électrique, inconnu à Antioche, mais on se refusait à le croire. Comment, on bascule un bouton, et des lampes s'éclairent sans pétrole, sans allumettes, c'est impossible ou c'est une diablerie.

Mais l'objet de son plus profond étonnement fut le château normand où il mena son cheval. Cette immense bâtisse somptueuse, perdue dans les frondaisons d'un grand parc l'étonna jusqu'à l'extase. Les allées sablées, les pelouses, les pièces d'eau, les statues, les fleurs, lui parurent un luxe inconcevable.

Il fut reçu au château avec courtoisie, mais au moment d'y pénétrer avec ses gros souliers couverts de poussière, il fut pris de scrupule. Il voyait pour la première fois de sa vie des parquets cirés, reluisants, et d'instinct, il voulut quitter ses chaussures comme à l'entrée d'une mosquée. On eut grand'peine à l'en dissuader. Puis, on lui montra sa chambre, probablement une chambre de domestique dans les combles. Il protesta, ne s'estimant pas digne d'une telle attention. Il pouvait bien coucher à l'écurie, sur une litière, près du cheval.

On dut insister vivement pour le faire céder, mais quand, la porte fermée, il se trouva seul, son premier geste fut de s'asseoir à terre, d'enlever ses chaussures, et d'avancer pieds nus sur le plancher. Puis il contempla le lit. Ce lit, où des draps blancs et frais l'attendaient. L'oreiller était de plume. Etait-ce possible ? Chakir, ce sale fellah, allait-il se coucher dans un lit princier ? Il s'y refusa et humblement, il s'étendit tout habillé sur la descente de lit, où il dormit l'âme en paix, conscient d'avoir évité une profanation.

C'est en ces propres termes que lui-même nous raconta cette histoire, à la grande joie de mon père, et à la nôtre.

Après quelques jours de repos au château, Chakir prit le chemin du retour. Un arrêt à Lyon, une visite à mes tantes, le bateau, Antioche où il devait continuer son rêve, l'amplifier même au cours de ses récits.

Il avait rapporté de son voyage deux mauvais chromos encadrés, représentant des rues de Paris. Il les conserva pieusement, et accrochés sur les murs nus de sa maison, ils représentaient le souvenir tangible de son voyage féérique.

" Quand j'étais en France... " racontait-il, et le cercle des amis se taisait pour l'entendre...


Dimanche 17 mars 2013 à 16:37

 J'avais promis il y a très longtemps la suite de ce billet-ci.
"Perles" de traduction récoltées par une de mes professeurs de linguistique de Nanterre...

Dans un hôtel de Tokyo : "Est interdit de voler les serviettes de l'hôtel s'il vous plait. Si vous n'êtes pas le genre de personne à faire une telle chose est, s'il vous plaît ne pas lire la notis." Dans un ascenseur de Leipzig : "N'entrez pas dans ascenseur de reculons, et seulement si allumé." Dans l'ascenseur d'un hôtel de Paris : "Veuillez laisser vos valeurs au bureau de devant." Dans un hôtel de Yougoslavie : "L'aplatissement des sous-vêtements avec plaisir est le travail de la femme de chambre." Dans le lobby d'un hôtel de Moscou, en face d'un monastère orthodoxe russe : "Vous êtes le bienvenu à visiter le cimetière où des compositeurs, artistes et écrivains russes célèbres sont enterrés tous les jours sauf le jeudi." Dans un hôtel japonais : "Vous êtes invités à profiter de la femme de chambre." Dans un hôtel autrichien près des pentes de ski : "Ne pas préambuler les corridors pendants les heures de repose en botte d'ascencion." Chez un nettoyeur de Bangkok : "Laissez tomber vos pantalons ici pour de meilleurs résultats." Sur le menu d'un restaurant polonais : "Salade une fabrication de la firme ; soupe de betterave rouges limpide avec boulettes fromageuses dans la forme d'un doigt ; canard rôti laissé lousse ; tranches de boeuf battu à la façon des gens de la campagne." Extrait du "Soviet Weekly " : "Il y aura une Exhibition d'Arts de Moscou par 150 000 peintres et sculpteurs de la république slave. Ceux-ci ont été exécutés au cours des deux dernières années." Dans un hôtel de Zurich : "A cause de l'inconvenance des invités de divertissement du sexe opposé dans les chambres, il est suggéré d'utiliser le lobby pour cette intention." Dans une publicité d'un dentiste de Hong-Kong : "Dents extraites par toutes les dernières méthodes." Dans un temple de Bangkok : "Il est interdit d'entrer une femme même un étrang-re si habillée comme un homme." Dans une auberge suisse de montagne : "Spécial aujourd'hui : pas de crème glacée." Dans un bar de Tokyo : "Cocktails spéciaux pour les femmes avec noix." Dans un zoo de Budapest : "S'il vous plaît ne pas nourrir les animaux. Si vous avez de la nourriture appropriée, donnez la au gardien de service.

Le pire me semble être que ce n'est pas toujours la traduction qui est en cause. Et en dehors des cas franchement rigolos, on se dit parfois qu'on pourrait trouver des formulations bien trop proches de celles-ci et aussi hasardeuses dans des pays francophones !
Tout ce qu'on peut faire s'il manque une virgule !

J'espère que ça vous a plu en tout cas :o)

Vendredi 8 mars 2013 à 0:54

Des yeux noirs, un clin d'oeil, un sourire, un rire, des yeux pensifs, fixés sur moi parfois et je fais semblant de ne pas voir, je préfère ne pas savoir. Moqueurs, ou trop doux, comme s'il n'écoutait plus et ne faisait que regarder.
Un visage que je n'arrive pas à fixer, presque toujours nouveau et si reconnaissable, un pas dans l'escalier, je sais que c'est lui, je souris intérieurement et ne me retourne pas, ou rarement, pour le saluer seule à seul.
Une voix, la chaleur d'une main à travers son gant et le mien, une odeur ? faible - quoique - et diffuse, pour la première fois m'atteint et me surprend, mais était-ce toi ?
Et me voici deux pas devant toi, tout le monde sur deux rangs, serrés dans cette salle. Je ne voudrais rien tant à cet instant que reculer un peu, un tout petit peu, et m'adosser à toi, que tes bras passent sous les miens et entourent ma taille. J'en ai un frisson.
Ma nuque est sous tes yeux, nue entre cheveux et col, baissée, en attente.
Tu ne peux pas ne pas. Tu ne peux pas ne pas. A moins que je ne sois folle, seule dans mes rêves idiots, c'est possible. Sinon, alors, tu devrais faire quelque chose.
Et la pulpe de ses doigts, et ses ongles sur mon cou, qui replacent lentement la blouse sous le gilet.


Je ne sais plus bien à quoi je joue. Revoici les rêves qui m'aident à tenir. Mais parfois maintenant ils débordent, et je vois bien quelle place j'ai, de nouveau, choisie.
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