Mercredi 26 août 2015 à 19:30

Je lis en ce moment Remonter la Marne de Jean-Paul Kauffmann.
Ça me passionne moins que ce que je pensais ou espérais, mais enfin l'auteur a des lettres, écrit fluidement et agréablement, et j'ai particulièrement aimé cette réflexion sur le français, alors que l'auteur-marcheur arrive à Meaux, sur les terres de Bossuet :

Notre langue est portée naturellement à la grandiloquence, à la laque, à la parure, à l'amidon. "Trop de cosmétique" se plaignait Martin du Gard qui répugnait, dans ses livres, à utiliser des produits de beauté. Bossuet fait preuve d'une efficacité sans égale mais il aimait aussi bousculer les mots. Le bousculé, c'est peut-être cela, l'idéal. Une certaine imperfection, en tout cas de négligé - pas de négligence - que Jacques Rivière a parfaitement définie : "Je ne sais quoi de dédaigneux de ses aises, d'à moitié campé, de précaire et de profond, l'incommodité des situations extrêmes. Un esprit toujours en avant et au danger." Un modèle comme Saint-Simon commet lui aussi nombre d'incorrections et n'hésite pas à malmener la langue. Ce côté risqué, inconfortable, est ce qui convient le mieux au français. Quelque chose d'expéditif, de dégagé dans la tenue. Une forme de desserrement, venu sans peine. Pour moi le comble de l'élégance, la grâce. Mais il ne faut pas que cela se voie.

La citation de Jacques Rivière est tirée des Carnets (1914-1917), Fayard, 2001.

Dimanche 20 avril 2014 à 15:36

Le dernier chapitre de Fusillé vivant d'Odette Hardy- Hémery, "L'impunité du haut commandement", contient une partie intitulée "Amnistie, amnésie".
Elle contient des citations autour de la justice militaire, l'oubli, le jugement, l'amnistie qui en découle souvent et qui a l'air due à l'amnésie dont semble souvent frappé le haut commandement.

L'ouvrage suit l'affaire des "Fusillés du 327e RI", en se focalisant principalement sur le fantassin de réserve François Waterlot qui a, fait incroyable, survécu à cette exécution arbitraire, est retourné au combat et est mort au front le 10 juin 1915.

J'ai juste relevé quelques citations, sans parfois beaucoup de contexte, mes excuses, mais qui peuvent donner envie de creuser plus.

Aux généraux ayant ordonné des exécutions non fondées convient parfaitement cette seconde signification juridique de l'amnésie qu'énonce Eric Millard : Des fais ont été commis. Ils constituent des délits. Des personnes pourraient être condamnées pour les avoir commis. Les autorités juridiques sont privées de la possibilité d'une telle condamnation. 
[...]
Par cette amnistie, l'Etat se protège lui-même. La République française a souvent usé de cette pratique, qui équivaut, pour Stéphane Gacon, à "l'oubli institutionnel". Elle n'a jamais reconnu avoir commis des "crimes" envers ses propres soldats. "L'amnistie commandée" ne peut répondre, écrit Paul Ricoeur, qu'à "un dessein de thérapie sociale d'urgence, sous le signe de l'utilité, non de la vérité" et l'unité nationale se trouve réaffirmée par une "liturgie de langage".
[...]
Reprenons la citation de Pierre Vidal-Naquet :
Hérodote de Thourioi présent [...] son enquête pour empêcher que ce qu'ont fait les hommes ne s'efface de la mémoire avec le temps, [...] notre société, les classes et les groupes sociaux qui la dirigent fonctionnent exactement à l'inverse. Tout est fait, télévision, manuels, publicité, pour que l'on ne se souvienne pas, pour que la mémoire ne soit pas transmise, pour qu'un oubli sélectif bien sûr s'installe.

Les délits commis par les autorités militaire ont été recouverts par la formidable production d'oubli organisé qui a suivi l'armistice de 1918 et qui perdure encore. L'une de ses formes est la marée de commémorations, de cérémonies officielles, d'hommages aux morts invoquant plus ou moins la fatalité de la guerre. Car l'"héroïsation des victimes sert à étouffer leur calvaire. Car ces manifestations tendent à faire disparaître le sens du poignant, du pathétique, le souvenir vivace de la souffrance endurée, ainsi que la nécessaire réflexion collective sur la gravité de l'injustice et de la criminalité de la guerre, comme sur la portée contemporaine.

[...]
Certes, l'on évoque volontiers le souvenir des fusillés pour l'exemple, mais beaucoup moins la responsabilité et l'impunité du commandement qui les fit exécuter, l'implacable chaîne de commandement qui, de Boutegourd à Joffre et de Joffre à Boutegourd, assura la mise en oeuvre des exécutions de la première année de la Grande Guerre.
Le "devoir de mémoire" médiatiquement martelé depuis des années participe au mécanisme central destiné à faire oublier ce qui doit l'être pourvu que la nation fonctionne. Pour sans cesse la faire revivre, il faut cultiver l'amnésie. "Une nation, disait Renan, c'est aussi une communauté d'oubli." Le philologue allait jusqu'à prôner la méfiance envers l'histoire et à préconiser l'erreur historique : "L'oubli et, je dirais même, l'erreur historique sont un facteur essentiel pour la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est pour la nationalité un danger."


Tout cela résonne, fait réfléchir, rire un peu jaune parfois, et met en face d'alternatives : que croyez-vous qui soit le mieux : perdre la connaissance des faits historiques ou bien la notion de nationalité ? J'avoue que je ne sais pas à quel point Ernest Renan est ironique - ou pas - là.
Pour faire ça bien, je vous donne les principaux ouvrages dont sont extraits les citations et qu'Odette Hardy-Hémery cite dans ce chapitre de son ouvrage :
Eric MILLARD, "Epurations, amnisties, amnésie. Un bref éclairage sur le droit", Mémoires, identités, représentations. Histoire comparative de l'Europe, n°3, université de Toulouse-Le Mirail, novembre 1999, pp. 112-121.
Stéphane GACON, "L'Oubli institutionnel", in Dimitri NICOLAÏDIS (dir.), Oublier nos crimes. L'amnésie nationale : une spécificité française ?, Autrement, 1994.
Paul RICOEUR, La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli, Editions du Seuil, 2000.
Pierre VIDAL-NAQUET, Les Crimes de l'armée française. 1954-1962, La Découverte.
Ernest RENAN, Qu'est qu'une nation ?, Pocket, 1992.

Dimanche 27 janvier 2013 à 22:52

 
J'ai cru longtemps que Papa viendrait me chercher au lycée. Marthe sans doute aussi, qui m'habillait de son mieux, assurant qu'il faut toujours, dans les soucis, faire bonne figure.
   En pelisse en col de fourrure, c'est mon grand-père qui vint m'attendre un soir, examinant le groupe sculpté du hall. Il était rude, imposant, cet homme, et tout en lui m'effrayait - cette façon aussi de me pincer la joue en geste d'affection !
   M'escortant sur le chemin du retour, il observait chaque maison du Ranelagh. Désirait-il tout abattre pour mieux reconstruire ? On le fera - plus tard et sans lui.
 - Ca va bien en classe ? a-t-il demandé.
 - En français oui, plutôt.
 - Et en maths ?
Silence. Le vieux monsieur s'est écarté :
 - Alors, tu es nulle ?
 - Pas si on m'aide.
 - Il te faut des cours particuliers ? a-t-il fait d'un ton réprobateur.
   Il hésite puis il me déclare tout net :
 - A quoi bon aider les faibles ?

   Cet homme fort, je le revois, plus tard, incliné par l'âge et me tendant pour dessert les biscuits de Reims et le bordeaux vieux qu'on lui réservait. Ce grand-père, avait-il enfin, et sur le tard, besoin d'affection ?
   Je n'y pensais plus.

Anne Walter, L'inachevé, Actes Sud, pp. 44-45.


"A quoi bon aider les faibles"
Me l'a-t-on dit, me l'a-t-on fait sentir juste par l'exemple ? En tout cas je suis imprégnée de cette idée, pour moi et pour les autres.
A combattre.
Je suis persuadée maintenant qu'il y a des paliers, et que certaines choses sont tout d'un coup plus facile à un certain moment, dans un certain contexte. Même s'il faut parfois s'accrocher, certes :o)


Jeudi 26 avril 2012 à 21:52

Tombée cet après-midi sur M. Onfray sur France Inter.
Je n'ai pas lu ses ouvrages, je ne peux donc avoir d'avis sur le personnage, à part qu'il a l'air provocateur et semble souvent à charge.

Mais il a cité Sartre avec une phrase que je ne connaissais pas du tout et que je trouve juste, très intéressante :

Au-delà de ce que je suis de par l'hérédité et de ce qu'on a fait de moi par le milieu et l'éducation, il y a ce que je fais avec ce que je suis et ce qu'on a fait de moi.
(pas de source)

Formulé par Onfray ça donnait :
nous sommes ce que nous faisons de ce qu'on a voulu faire de nous.

Du coup j'en ai trouvé une autre, issue des Mains sales, qui me plaît infiniment, moi qui aime à me penser comme ayant été une enfant (infiniment) sage, même s'il m'arrive de trouver quelques contre-exemples :

Ce sont les enfants sages, Madame, qui font les révolutionnaires les plus terribles. Ils ne disent rien, ils ne se cachent pas sous la table, ils ne mangent qu'un bonbon à la fois, mais plus tard ils le font payer cher à la société. Méfiez-vous des enfants sages !

Mardi 2 novembre 2010 à 0:45

Mais pourquoi je cogite autant ?
Est-ce ma manière d'appréhender le monde ? De sentir le réel ? D'être sûre que j'existe, que je vis, que ça m'arrive ?

Et là voyez, plutôt que de tenter de ne pas cogiter (ahah, comme si), je préfère faire de la méta-cogitation, c'est plus sûr comme moyen de m'éloigner de mon objet de cogitation premier, le truc qui m'étreint le cerveau ou plutôt la conscience.

Pourquoi je cogite sur les choses comme ça. Est-ce vraiment ma seule manière de me sortir des évènements, ou de pouvoir prendre une décision ; à quoi est-ce censé me servir d'ailleurs, quel est le but ?
J'ai l'impression qu'il s'agit de désamorcer, de tout bien visiter en détail, faire le tour de cette chambre noire et laisser bien tout démonté, dans l'espoir que la vérité ou la réponse en sorte. Ou bien qu'en tout cas surtout ça ne pourra plus bouger tout seul ; je cogite pour vérifier bien de quoi il est question, je vais visiter tous les couloirs, tous les rouages, ou j'essaye, je cogite pour épurer un peu la vase, pour la séparer des merdes d'oiseau qui sont tombées dedans après.
Il faut beaucoup d'eau pour tout ça.
L'eau qui tient le marasme au fond, l'eau sur laquelle est tombée la fiente. 
De l'eau pour les recueillir, pour les séparer, pour les nettoyer, pour les diluer, l'eau qui reste, qu'il faut tenter de recycler.
Cogiter pour épuiser le sujet peut-être, l'effacer, le noyer, l'amoindrir le ramollir.

C'est-y pas terriblement égoïste toute cette cogitation ? Si. Et tous ces billets aussi, et ça me gêne encore plus, et ça fait partie de cette question de mais pourquoi diable être aussi autocentré.

Mon gilet et mon foulard sentent le feu, j'aime bien ça. J'ai fait un feu dans lequel j'ai brûlé les doubles des questionnaires qui constituaient la base de données de mon mémoire. Je ne sais pas combien de temps il faudra garder les originaux. Et ça a bien brûlé. Ca fait plein de cendre, le papier imprimante. J'ai longuement regardé ces liasses de papier en train de se consumer, détruire et admirer.

Je cogite, l'eau coule sur mes joues (pour le nettoyage, vous comprenez bien), et ma tante ronfle à côté.
Je finis par me réfugier à l'étage d'au-dessus, sans chauffage, où je trouve un lit fait.
Je m'étais dit que pour une fois j'allais dormir dans une chambre chauffée, raté.
Mais je préfère le silence à la chaleur.
Le froid au bruit. 
Un bon vieux côté solitaire qui revient. Qui a pu se transformer en ne vous occupez pas de moi, laissez-moi tranquille, n'attendez rien de moi, surtout, ne me regardez pas comme ça, laissez-moi. Tout me stresse. Ou toute responsabilité me stresse. Organiser une fois par semaine un petit rendez-vous avec des étudiantes, trop stressant, trop pas sûre que c'est bien comme ça, que ça ira, que...
Avoir bien vu pourtant déjà que la plupart du temps ça se passe bien, qu'il s'agit juste de se lancer, qu'on y arrive tout à fait correctement, que c'est agréable et que ce n'est pas étouffant.
Mais lâchez-moi, laissez-moi, je vais aller trouver un trou, un terrier, quelque chose où fuir et me faire oublier.

J'ai cru à une fin de l'impossible. Et maintenant je deviendrais bien le python, mais ces échappatoires n'existent que dans les livres, et là, encore, il faut que je fasse avec cette réalité. Oui c'est mieux que rien, c'est mieux qu'avant,
Mais je crois que j'y ai cru. Que j'y ai cru vraiment, un moment, probablement. Que oui, tout le monde avait eu raison, ça finissait par me tomber dessus.
"Je fus pris d'espoir et d'encouragement à aspirer"
"C'est ça, justement, l'espoir, c'est l'angoisse incompréhensible, avec pressentiments, possibilités d'autre chose, de quelqu'un d'autre, avec sueurs froides."
Et j'en ai marre d'attendre les étapes.
Je vais aller me terrer.


Lisez Gros-Câlin d'Emile Ajar pour l'histoire autour des citations.

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