On avait donc demandé à être appelés avant, on a sauté dans le métro, tous les quatre.
On a pris la 6, il n'était pas si tôt que ça finalement, tout était déjà en service, et il y a plusieurs moyens de s'y rendre, on avait tout fait au bout de quatre semaines.
En descendant du métro il faut remonter un grand bout de la rue de la Santé, il y a la prison, les hauts murs, peu d'habitations, ça paraît assez vide.
On approche, on entre par derrière, cette porte est tout près du bâtiment où l'on va. Quand on entre dans le service je m'aperçois que je n'ai toujours pas pris de décision. Oui je voulais venir, je veux être là pas trop loin, dans la salle d'attente peut-être, mais je ne peux pas rester vingt minutes, une heure, deux heures dans la chambre en attendant la fin, c'est trop dur. Je suis restée un grand moment hier soir déjà, il y a à peine dix heures, avec les appareils habituels, tous les branchements qui lui rentrent partout, et l'écran avec les courbes qui baissent qui baissent qui baissent. Je ne peux pas refaire ça. Mais de toute façon il est possible qu'il n'y ait pas de décision à prendre, qu'elle soit déjà décédée, depuis quarante minutes qu'on nous a téléphoné. J'attends cette information là, la première je suppose qu'on va nous donner en entrant, il me semble que j'ai le regard interrogateur.
J'ai l'impression qu'on passe tous les quatre de front la double porte automatique, nous voici à l'intérieur, cinq chambres à gauche, cinq chambres à droite. Tout le service sait, j'imagine, pourquoi on débarque à 8h du matin.
Tout de suite à ma gauche, le médecin que j'ai vu hier soir, qui m'avait dit clairement "elle peut mourir cette nuit". Il désigne la chambre, à l'autre extrémité, où je devine de l'agitation, plusieurs personnes s'y trouvent, "ils ont bientôt fini la toilette" dit-il.
Ah. Bon très bien, euh, peut-être qu'on lui fait une dernière toilette, qu'elle meure propre. Ou bien comme je le craignais ça va durer plusieurs heures.
Une infirmière qui sort de la chambre quand nous allons entrer "on a laissé les photos sur le mur, donc vous verrez ce que vous voulez reprendre". Euh, oui, deux secondes, laisse-la mourir, on parlera nettoyage après.
J'entre dans la chambre avec ma plus jeune soeur, il n'y a plus les appareils, les perfusions, le respirateur, l'écran est éteint. Je ne comprends toujours pas. Bon, peut-être que de toute façon ils sont sûrs que c'est fini et qu'alors on lui enlève les appareils pour qu'elle ne meure pas avec du plastique plein le corps ? je ne sais pas moi, il y a une logique propre à l'hôpital qui est rarement connue du profane.
Je pense ça une seconde.
Et puis je regarde mieux ma mère. Ils ont mis le lit tout à plat, ils ont enlevé les barrières, ils ont posé un drap bien proprement jusqu'au cou, il n'y a que la tête qui dépasse, elle fait toute petite. Une serviette de toilette roulée en cylindre est coincée sous son menton, elle a le visage très figé, la peau paraît lourde, elle est toujours jaune, les lèvres sont étranges aussi.
C'est après quelques secondes de cette vision que j'ai compris.
Au même moment j'entends une deuxième infirmière, devant la chambre dans laquelle mon père et mon autre soeur ne sont pas encore entrés, s'étonner que l'on n'ait pas vu de médecin et annoncer enfin que "ça s'est passé en cinq minutes".
J'ai pensé il y a deux semaines que le médecin croisé à l'entrée du service a probablement eu l'impression de m'annoncer le décès. Pour lui, me dire qu'on lui faisait sa toilette signifiait toilette mortuaire signifiait décès. De toute façon il aurait dit toilette mortuaire je n'aurais pas plus compris. Ce ne sont pas des choses que l'on peut actualiser en croisant quelques bribes d'informations chopées au vol. Les mots sont importants bordel. Mmes et MM les médecins ARRETEZ d'annoncer les choses par sous-entendus. Si vous ne vouliez pas annoncer de décès vous faisiez dermato bon sang. Et si vous aimiez trop la neurologie vous faisiez plombier c'est pareil c'est de la tuyauterie avec des endroits qui coincent. Mais anesthésiste-réanimateur coco ça implique ce genre d'évènements et dire à la famille que ça a eu lieu devient finalement l'acte le plus important que vous devez faire. Vous ne souhaitiez pas que ça finisse comme ça, nous non plus, mais l'annonce de cette fin résume tout. C'est le dernier souvenir qu'on aura de toi, de vous, et là laissez-moi vous dire qu'il est mauvais. C'est bien vous qui avez constaté le décès ? qui signez le certificat ? ce n'est pas moi me semble-t-il ? Alors pourquoi ai-je été obligée de le re-constater moi-même ?? Je me répète, mais cette attitude est d'une lâcheté...
Ma mère est arrivée chez vous suite à un arrêt cardiaque, et plus si affinités. Vous lui avez fait un massage cardiaque pendant quarante minutes, qui ont dû être longues, puis pendant 28 jours et quelques heures vous avez TOUT pris en charge chez elle. Vous vous êtes occupés de tout, 24/24, nourrie, logée, blanchie, soignée, toutes les prises de décisions, elle n'avait plus de vêtements, plus d'objets personnels plus de conscience rien. Rien qu'un corps biochimisé à l'extrême, dans une organicisation totale telle qu'elle s'opère dans notre médecine occidentale et dont l'hôpital est le temple. Nous pouvions venir lui sourire et lui chanter les airs qui avaient fait nos vies communes, mais elle ne nous appartenait pas et ne s'appartenait plus, elle était entre vos mains, nous vous l'avions livrée, avec confiance, et vous avez fait tout ce que vous avez pu, vous avez même étés surpris par sa résistance, puis vous avez suivi, prévu, accompagné le corps, et vous avez plutôt bien réussi à nous tenir au courant de ce que vous faisiez avec elle. De ce que vous faisiez d'elle. Et puis, parce que ça se solde par un décès, soudainement, ce n'est plus votre affaire ? Vous ne pouvez plus peser, mesurer, brancher, injecter, vider, on passe dans une autre dimension, et abruptement vous n'avez plus rien à voir là-dedans, et vous en oubliez de le mentionner à la famille.
Mesdames et messieurs les médecins, je crois que nous avons un problème.
Et me revient de plus en plus, m'hypnotise cette image de ma mère allongée trop sagement sur ce lit qui n'en est plus un, et dont je suis en train de comprendre qu'elle est morte.
J'ai l'impression que j'aurais préféré le savoir avant.
Mais vous vous étiez déjà retiré du jeu, à cause de la mort, mais forcément on ne le savait pas, puisque vous vous étiez retiré du jeu - sans nous le dire.
On a pris la 6, il n'était pas si tôt que ça finalement, tout était déjà en service, et il y a plusieurs moyens de s'y rendre, on avait tout fait au bout de quatre semaines.
En descendant du métro il faut remonter un grand bout de la rue de la Santé, il y a la prison, les hauts murs, peu d'habitations, ça paraît assez vide.
On approche, on entre par derrière, cette porte est tout près du bâtiment où l'on va. Quand on entre dans le service je m'aperçois que je n'ai toujours pas pris de décision. Oui je voulais venir, je veux être là pas trop loin, dans la salle d'attente peut-être, mais je ne peux pas rester vingt minutes, une heure, deux heures dans la chambre en attendant la fin, c'est trop dur. Je suis restée un grand moment hier soir déjà, il y a à peine dix heures, avec les appareils habituels, tous les branchements qui lui rentrent partout, et l'écran avec les courbes qui baissent qui baissent qui baissent. Je ne peux pas refaire ça. Mais de toute façon il est possible qu'il n'y ait pas de décision à prendre, qu'elle soit déjà décédée, depuis quarante minutes qu'on nous a téléphoné. J'attends cette information là, la première je suppose qu'on va nous donner en entrant, il me semble que j'ai le regard interrogateur.
J'ai l'impression qu'on passe tous les quatre de front la double porte automatique, nous voici à l'intérieur, cinq chambres à gauche, cinq chambres à droite. Tout le service sait, j'imagine, pourquoi on débarque à 8h du matin.
Tout de suite à ma gauche, le médecin que j'ai vu hier soir, qui m'avait dit clairement "elle peut mourir cette nuit". Il désigne la chambre, à l'autre extrémité, où je devine de l'agitation, plusieurs personnes s'y trouvent, "ils ont bientôt fini la toilette" dit-il.
Ah. Bon très bien, euh, peut-être qu'on lui fait une dernière toilette, qu'elle meure propre. Ou bien comme je le craignais ça va durer plusieurs heures.
Une infirmière qui sort de la chambre quand nous allons entrer "on a laissé les photos sur le mur, donc vous verrez ce que vous voulez reprendre". Euh, oui, deux secondes, laisse-la mourir, on parlera nettoyage après.
J'entre dans la chambre avec ma plus jeune soeur, il n'y a plus les appareils, les perfusions, le respirateur, l'écran est éteint. Je ne comprends toujours pas. Bon, peut-être que de toute façon ils sont sûrs que c'est fini et qu'alors on lui enlève les appareils pour qu'elle ne meure pas avec du plastique plein le corps ? je ne sais pas moi, il y a une logique propre à l'hôpital qui est rarement connue du profane.
Je pense ça une seconde.
Et puis je regarde mieux ma mère. Ils ont mis le lit tout à plat, ils ont enlevé les barrières, ils ont posé un drap bien proprement jusqu'au cou, il n'y a que la tête qui dépasse, elle fait toute petite. Une serviette de toilette roulée en cylindre est coincée sous son menton, elle a le visage très figé, la peau paraît lourde, elle est toujours jaune, les lèvres sont étranges aussi.
C'est après quelques secondes de cette vision que j'ai compris.
Au même moment j'entends une deuxième infirmière, devant la chambre dans laquelle mon père et mon autre soeur ne sont pas encore entrés, s'étonner que l'on n'ait pas vu de médecin et annoncer enfin que "ça s'est passé en cinq minutes".
J'ai pensé il y a deux semaines que le médecin croisé à l'entrée du service a probablement eu l'impression de m'annoncer le décès. Pour lui, me dire qu'on lui faisait sa toilette signifiait toilette mortuaire signifiait décès. De toute façon il aurait dit toilette mortuaire je n'aurais pas plus compris. Ce ne sont pas des choses que l'on peut actualiser en croisant quelques bribes d'informations chopées au vol. Les mots sont importants bordel. Mmes et MM les médecins ARRETEZ d'annoncer les choses par sous-entendus. Si vous ne vouliez pas annoncer de décès vous faisiez dermato bon sang. Et si vous aimiez trop la neurologie vous faisiez plombier c'est pareil c'est de la tuyauterie avec des endroits qui coincent. Mais anesthésiste-réanimateur coco ça implique ce genre d'évènements et dire à la famille que ça a eu lieu devient finalement l'acte le plus important que vous devez faire. Vous ne souhaitiez pas que ça finisse comme ça, nous non plus, mais l'annonce de cette fin résume tout. C'est le dernier souvenir qu'on aura de toi, de vous, et là laissez-moi vous dire qu'il est mauvais. C'est bien vous qui avez constaté le décès ? qui signez le certificat ? ce n'est pas moi me semble-t-il ? Alors pourquoi ai-je été obligée de le re-constater moi-même ?? Je me répète, mais cette attitude est d'une lâcheté...
Ma mère est arrivée chez vous suite à un arrêt cardiaque, et plus si affinités. Vous lui avez fait un massage cardiaque pendant quarante minutes, qui ont dû être longues, puis pendant 28 jours et quelques heures vous avez TOUT pris en charge chez elle. Vous vous êtes occupés de tout, 24/24, nourrie, logée, blanchie, soignée, toutes les prises de décisions, elle n'avait plus de vêtements, plus d'objets personnels plus de conscience rien. Rien qu'un corps biochimisé à l'extrême, dans une organicisation totale telle qu'elle s'opère dans notre médecine occidentale et dont l'hôpital est le temple. Nous pouvions venir lui sourire et lui chanter les airs qui avaient fait nos vies communes, mais elle ne nous appartenait pas et ne s'appartenait plus, elle était entre vos mains, nous vous l'avions livrée, avec confiance, et vous avez fait tout ce que vous avez pu, vous avez même étés surpris par sa résistance, puis vous avez suivi, prévu, accompagné le corps, et vous avez plutôt bien réussi à nous tenir au courant de ce que vous faisiez avec elle. De ce que vous faisiez d'elle. Et puis, parce que ça se solde par un décès, soudainement, ce n'est plus votre affaire ? Vous ne pouvez plus peser, mesurer, brancher, injecter, vider, on passe dans une autre dimension, et abruptement vous n'avez plus rien à voir là-dedans, et vous en oubliez de le mentionner à la famille.
Mesdames et messieurs les médecins, je crois que nous avons un problème.
Et me revient de plus en plus, m'hypnotise cette image de ma mère allongée trop sagement sur ce lit qui n'en est plus un, et dont je suis en train de comprendre qu'elle est morte.
J'ai l'impression que j'aurais préféré le savoir avant.
Mais vous vous étiez déjà retiré du jeu, à cause de la mort, mais forcément on ne le savait pas, puisque vous vous étiez retiré du jeu - sans nous le dire.