En stage dans un collège-lycée pour ado sourds, en pleine rééducation, on utilise des phrases homophones, j'ai le papier entre les mains :
il est à la merci des conseillers / il est à la mer, si déconseillé
le maladroit / le mâle adroit
il manipule l'écorce / il manipule les Corses
ce n'est pas une vipère / ce n'est pas une vie, Père !
les pissenlits verts / l'épi sent l'hiver / l'épice en l'hiver / les pies sans l'hiver
Ca me fait trop rire, quel plaisir que de maîtriser le langage aussi bien, comment est-ce possible que de simples jeux de mots procurent autant de plaisir intellectuel, comme une bonne blague.
Il y a aussi le Petit fictionnaire illustré d'Alain Finkielkraut, délicieusement il croise des mots pour faire naître de nouveaux vocables fantasques chargés d'un sens lui-même à mi-chemin entre ses pères ou bien qui manquait juste à la langue française :
Alloquacité : plaisir à papoter au téléphone des heures durant Armoure : ensemble des défenses qui protègent l'individu contre la douleur d'aimer Autoraoût : coutume française qui consiste à passer en famille, en voiture, et sur une route sans croisement, le mois le plus chaud de l'année Bahuri : lycéen appliqué Bidingue : qui délire en deux langues Brigoler : éclater de rire en plantant un clou Célibatteur : percussionniste malchanceux en amour
Colles-porteur : marchand itinérant de questions sans réponses Délicaresse : étreinte très douce Eauverdose : torpeur hallucinée de celui qui a séjourné trop longtemps dans le bassin d'une piscine Emirage : cheikh sans provision
Epousetoufler : étonner sa femme par un regain d'appétit sexuel Fainéhantise : peur obsédante de la paresse, du temps mort, de la durée non remplie Fatradition : amas confus de règles de vie, de valeurs et de coutumes légué par les différentes mémoires dont nous sommes issus Imachination : complot parfait ourdi en rêve pour terrasser ses ennemis Macadolescence : jeunesse irrespectueuse de la tradition gastronomique française Néofrite : personne qui se rend en Belgique pour la première fois Phrasque : écart de langage Spontaré : qui profère des inepties sans avoir à forcer sa nature Tergivexer : faire souffrir à force de ne dire ni oui ni non Wagabon : voiture récalcitrante, qui se détache du train et décide de vivre hors des rails
Et le Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des bien nantis de Desproges
J'aime bien la définition du judaïsme : "religion des juifs, fondée sur la croyance en un Dieu unique, ce qui la distingue de la religion chrétienne, qui s'appuie sur la foi en un seul Dieu, et plus encore de la religion musulmane, résolument monothéiste."
Et en voyant ces ado, privés par leur handicap d'un bain de langage aussi utile qu'inaperçu pour nous, je me souviens de la longue et lente acquisition de la langue, les mots et leur subtilités, les tournures de phrase alambiquées nécessitant arrêt et explication, trop de choses qui dépassent le collégien parfois, le noie, semblent juste vouloir lui nuire. Que de souvenirs, toutes ces difficultés passées. Quel plaisir de maîtriser l'oral comme l'écrit, de pouvoir rire à ces phrases.
Mais je ne vais rien produire, rien créer grâce à cette maîtrise, cette compréhension chèrement conçue.
Oui ça fait longtemps que j'ai envie d'aider, de soigner. Rééduquer la voix et le langage m'a emballée. Mais est-ce que je ne vais pas être frustrée au bout d'un moment. De ne pas me servir des mots en tant qu'outil et aller plus loin, mais toujours me battre pour que d'autres puisse en acquérir la compréhension, la meilleure utilisation possible, qu'ils mènent leur petite barque sur l'océan du langage...
Et j'ai bien peur de ne pas pouvoir m'ouvrir de mes questions existentielles à d'autres membres de mon éminente (future) profession. C't'assez corporatiste, z'ont tous morflé pour le concours, en général ça passe mal.
Stage demain.
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