Vu lundi soir la Cenerentola de Rossini, grâce à des amis qui chantaient dans les choeurs de la Schola Cantorum. Je me suis dit tout le long que ça ressemblait quand même beaucoup au Barbier de Séville, avant de comprendre que c'est bien le même compositeur.
Je suis au balcon, et je peux admirer, devant le rideau côté jardin, le directeur musical qui fait office de pianiste et accompagne tout l'opéra. Pour l'ouverture ils sont à quatre mains. Et ensuite il assure tout seul. Et il fait chaud, il doit s'essuyer entre chaque air le front les yeux les joues et les mains. Je me souviens de mes quelques performances publiques, et de cette catastrophe des mains moites sur un clavier. Les mains qui tremblent aussi, quand on a besoin de précision et de force sûre.
A l'aviron aussi, les mains qui glissent par des jours trop chauds sur les manchons des pelles, alors qu'il faut à chaque coup les tourner d'un quart, pour "plumer" et faire glisser la rame à plat sur l'eau, puis re-tourner d'un coup de poignet en sens inverse avant de plonger la pelle dans l'eau. En pleine course les mains qui glissent. Qui deviennent noires à cause du revêtement. Le pouce apposé à l'extrémité extérieure de la rame et qui doit appuyer pour la caler dans les portants, et lentement l'ampoule qui se forme sur la peau tendre de ce qui a l'air d'être la première phalange du doigt. Une crampe parfois dans la partie charnue qui est la base du pouce et se rattache à la paume. Des crampes aussi au piano, dans l'avant-bras, le poignet crispé, qui me forçaient à arrêter et m'ont fait comprendre que pour aller au bout des dix pages de cet impromptu de Schubert, il allait falloir que j'intègre un peu de technique. Des ampoules toujours, à l'aviron, côté paume, à la jointure des premières phalanges et qui mettent longtemps à cicatriser, de la corne peut-être un jour. Et cette petite blessure de temps en temps, si j'oublie de me couper les ongles, la main gauche griffe la main droite, une petite égratignure sur le côté d'une de ces bosses qui nous servaient petits à savoir combien de jours par mois. Si j'oublie de me couper les ongles, tic-tic-tic sur les touches du piano.
Retourner à un cours de salsa un an après le précédent et m'amuser de devoir me mettre en cercle, un garçon une fille, et donner la main à de parfaits inconnus. Avant que ça ne démarre, rester quelques minutes mes doigts tenus par ceux de mon voisin, reposer la pulpe de l'index, du majeur, de l'annulaire dans le creux de ses phalanges. Sentir le plat frais du dessus de l'ongle et le bout contre ma paume. Pendant le cours changer de partenaire toutes les minutes ou presque, en suivant le cercle. Découvrir ceux qui tiennent toute ta main ou tous tes doigts, ceux qui ne te dirigent qu'à l'index, comme un crochet. Après, pendant que ça danse, on s'invite en tendant juste la main, sans paroles, et on va l'un derrière l'autre sur la piste, ma main dans la sienne. Tard, plus tard dans la soirée, il fait trop chaud, il faut passer entre chaque danse s'arroser le visage et boire, le jean est trop pesant, le dos coule, les mains glissent. Celles de mon partenaire aussi, mais ça ne me gêne pas, on enchaîne plusieurs danses avec quelques ratés, la main n'est pas restée, rires.
J'ai toujours voulu prendre une photo, sur la ligne 6 (pourquoi la 6 ?), d'une des barres centrales avec toutes ces mains uniques et différentes. Je n'ai pas encore réussi.
Mais je reste fascinée. Ces mains qui jouent de la guitare, à l'ongle ou au médiator, qui jouent du piano, du saxophone, autre... Ces mains "pleines de doigts", ces doigts qui craquent et que l'on tord. Les mains avec leurs couleurs, ou la peau soulevée et gondolée par les veines, ces mains qui sont l'extrémité d'un corps qui danse, et dont les doigts s'ouvrent en mille directions, ou ses mains qui ferment le poing. Les mains qui tapent en rythme et font danser les autres, les doigts appliqués qui écrivent ou dessinent, se plient et se déplient renfermant le stylo, ou bien la danse du clavier. Les doigts qui cousent, les doigts qui savent s'associer étrangement les uns aux autres, qui volent pour battre la mesure.
Ou bien rien. Les mains sont justes belles et humaines, sillonnées de plis et de possibilités.
Alors de mon Hypothétique, de celui qui un jour acceptera de déposer les siennes dans les miennes, j'apprendrai les mains.
Le bout rond du doigt et l'arrête tranchante, le plat solide, nacré de l'ongle jusqu'à l'incarnation, les trois bosses des jointures le long du doigt, le tracé des veines sur le dessus, qu'on voit parfois faire le tour d'une articulation comme au lasso. Glisser tous mes doigts entre tous les siens, les entrecroiser et avancer jusqu'à les détacher, presque. Revenir, arrondir les doigts et visiter la paume, sentir l'épaisseur de la peau ou du muscle, envelopper la base du pouce de ma propre paume, croiser nos pouces et refermer nos mains l'une sur l'autre.
Caresser ensuite du bout du doigt les lèvres, l'arrête du nez, le sourcil ou la pommette, la tempe jusque dans les cheveux. Le contour de l'oreille.
Me glisser entre ses bras, poser ma tête sur sa poitrine et écouter son coeur.